© Julien Ribot
La maison n’est plus qu’à une centaine de mètres. Le père
Lachaux me chauffera les oreilles lorsqu’il découvrira les marques laissées par
mon vélo au milieu de ses labours bien droits. Je me souviens encore de la
rouste qu’il m’avait passée quand, à dix ans, j’avais coupé à travers son
terrain pour gagner la course contre mon frère. Henri avait gagné. A cette
époque, la route des Versannes était sans surprise. On n’y faisait pas de
mauvaise rencontre. Mais maintenant…
Merde ! C’est le seul moyen et pourtant c’est tout
aussi risqué. En traversant, je serai totalement à découvert. Le prétexte du
raccourci suffira-t-il ?
Déjà, pour m’arrêter et réfléchir, j’ai dû faire mine d’avoir
envie de pisser pour ne pas éveiller les soupçons. C’est qu’ils ont de bons
yeux, les bosch ; et un sacré flair, aussi. Ils te repèrent le seul type
qui n’a pas la conscience tranquille au milieu de cent personnes. De vrais
chasseurs. Des chiens.
Bon sang, Pierrot, secoue-toi ! Plus j’attends, plus
je joue avec le feu. Pas comme le feu qui brûle, là, dans le bas-ventre, quand
je vois la jolie robe légère de ma jolie Jeanne qui se soulève lorsqu’elle
roule à côté de moi. Pas celui-là, non,
même si j’aurais préféré. Le feu des balles, celui qui s’arrête que quand t’es
mort.
Déjà, j’en vois un qui se tourne vers moi. Il en met un
temps, pour pisser ! il doit se dire. C’est louche, je sais. Heureusement,
j’ai vu le barrage de loin, quand j’étais en haut de la côte des Feuillardiers.
Satanée côte, elle m’aura, celle-là, si les bosch m’attrapent pas avant. Un
quart d’heure de montée qui vous tue les mollets. Et sinueuse, en plus. Pas
toute droite pour que tu puisses baisser la tête et souffrir sans te soucier de
la route, mais des virages bien marqués, aussi. Pas étonnant que j’ai eu besoin
de reprendre mon souffle, un peu.
C’est à ce moment que je les ai vus. Les barrières
blanches, les deux qui font le plancton avec leur mitraillettes collées au
torse. Et la traction noire de Monsieur Thomas, le maire.
Sur le coup, j’ai pensé :Nom de Dieu… Ils le tiennent… le père de Jeanne, ils le tiennent.
Mes mains tremblent. Je dois y aller, mais mes jambes refusent d’avancer.
Alors je me penche vers mon vélo, j’attrape la chaîne et
je tire de toutes mes forces. Si elle est cassée, alors je pourrais traverser
sans être inquiété. Qui marcherait le long de la route à côté d’un vélo en
rade, alors que le raccourci lui tend les bras ?
J’essuie ma main graisseuse dans le mouchoir brodé par ma
mère que je fourre dans ma poche droite. Je redresse le vélo et fais mes
premiers pas dans le champ du père Lachaux.
J’avance, déterminé, mais vacillant. Mes pieds s’enfoncent
dans la terre meuble et humide de ces tranchées minuscules. Pour son père, je vais lui dire.
Mais qu’elle ne craint rien. Qu’avec moi elle ne craint rien.
Rien.
Déjà, j’entends que ça s’agite, au bord de la route. Le ton monte.
« Halte ! »
Mon sang se glace mais je fais comme si je n’avais pas entendu.
« Pierrot, cours ! », crie Monsieur Thomas.
Je laisse tomber mon vélo et m’élance, tant que mes jambes me portent.
Mes oreilles, elles, bourdonnent encore du coup de feu qui vient d’être tiré.
Une chouette intensité dramatique. Cette plongée dans l'histoire est très réunnie et ton "plancton " m'a fait sourire.
RépondreSupprimerMerci Sabine!
SupprimerOui, plancton, c'était fait exprès, parce que Pierrot ne maîtrise pas forcément l'expression.
Toute une page d'Histoire en quelques mots.....Ceux de l'héroïsme obscur et ordinaire...
RépondreSupprimerOui, voilà, des héros que tout le monde oublie.
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