"Je pèse quatre-vingt dix huit kilos à jeun. Des yeux de velours. Un garçon qui "promettait". Mais qui promettait quoi? Toutes les fées se sont penchées sur mon berceau. Elles avaient bu sans doute."
"[...] je supporte très bien la laideur morale. D'un naturel méfiant, j'ai l'habitude de considérer les gens et les choses par leur mauvais côté pour n'être pas pris au dépourvu."
"Je ne savais plus qui j'étais. Mon lieutenant, JE N'EXISTE PAS. Je n'ai jamais eu de carte d'identité."
"Je mériterais enfin ce qualificatif de "donneuse" qui me causait un pincement au coeur, un vertige chaque fois que je l'entendais prononcer. DONNEUSE."
Modiano est un auteur que j'avais envie de découvrir depuis un moment. Je vous présente donc son second roman, La Ronde de nuit.
L'histoire : le narrateur, dont on ne saura l'identité que tardivement, est un jeune escroc, qui vit grâce à une pension de la marine, alors qu'il ne s'est jamais engagé. Lorsque deux hommes de la Gestapo française lui proposent de travailler pour eux, il n'hésite pas. Piller, voler, mentir... de l'argent facile, tout ça. Et puis, il faut bien survivre. Mais quand on lui demande d'intégrer un réseau de résistance, tout se complique. Les résistants lui demandent d'infiltrer le groupe de collabos pour lequel il travaille déjà. Notre héros devient alors un agent double. Comment gérer cette double identité? Peu à peu, la pression se fait trop forte pour le narrateur, il perd pied, et ne sait plus du tout qui il est.
Mon avis : j'ai beaucoup aimé ce livre. J'avoue que ce n'était pas gagné d'avance, car, aux premières pages, je n'ai pas réussi à rentrer dans l'histoire. En fait, le récit fonctionne à l'envers. Dès le départ, le lecteur est parachuté dans un univers glauque, flou, entouré de personnages qui ne sont qu'une liste de noms. Pas de descriptions, pas de détails permettant de comprendre la situation.
Mais l'écriture fluide et simple m'a persuadée d'avancer. Et je n'ai pas regretté. Le récit alterne entre les moments passés par le narrateur parmi les collabos et ceux passés dans le réseau. Au départ, il se fond à merveille dans les deux décors, brode, invente, autour de ce qu'on lui demande. Puis, il découvre, en même temps que le lecteur, les autres personnages. Et en se liant avec eux, il réalise qu'il ne sortira pas indemne de cet engrenage. Il lui faudra faire un choix. L'argent facile, le luxe et les privilèges, ou la loyauté, la lutte secrète, les idéaux ancrés au fond de lui?
Peu à peu, le narrateur perd son identité. Le récit laisse place à des réflexions personnelles, il ne se reconnaît plus, ne sait plus qui il est, ni comment il en est arrivé là. On comprend qu'il délire, même, en s'inventant des compagnons solitaires qu'il doit protéger. La révélation que ce ne sont que des produits de son imagination correspond au moment où le narrateur réalise qu'il est perdu. Traqué par la Gestapo, il abandonne et laisse les autres décider de son sort.
La quatrième de couverture explique que l'impossibilité de faire un choix "le conduit au martyre, seule échappatoire possible". Je ne suis pas vraiment d'accord avec cette explication. Je pense plutôt qu'il a choisi. Il a choisi de ne pas faire de choix, et d'accepter le fait qu'il ne décidera plus jamais de rien. Il accepte sa faiblesse. On pourrait le trouver lâche. Moi pas.
Ce personnage, tiraillé entre deux modes de vie, entre deux idéologies, m'a touchée. Pour tout dire, j'ai fait de nombreux parallèles entre ce narrateur et le protagoniste de L'Etranger, de Camus. Notre héros est un second Meursault. Différent et décrié. Il assume et justifie ses mauvaises actions. Il pense à assurer le confort matériel de sa mère, à l'abri à Lausanne. Il regrette d'être un si mauvais fils. Il aimerait être conforme à ce que les autres attendent de lui. Et c'est aussi ce qui me fait dire que cet abandon, à la fin, n'en est pas tout à fait un. Cela ressemble à un décision, plutôt qu'à une soumission à son destin.
En outre, j'ai apprécié aussi de visiter les quartiers chic de Paris au gré des déambulations du narrateur. J'ai aimé pouvoir situer le repère des résistants et l'hôtel particulier squatté par les deux dirigeants de la Gestapo.
Il me semble aussi important de savoir que ces deux dirigeants, Monsieur Philibert et Le Khédive (comme l'appelle le héros en référence à la marque de cigarette qu'il fume), sont directement inspirés de deux dirigeants nazis qui ont existé. Modiano écrit sur une époque qu'il n'a pas connu, mais il le fait avec conviction et réalisme.
En définitive, c'est un livre qui vaut la peine que l'on s'accroche, malgré un début ardu.