lundi 21 avril 2014

La séparation







Je voudrais crier mais aucun son ne sort, ma gorge est nouée, j'arrive à peine à respirer, alors crier... 
Ma vie explose, se déchire sous mes yeux et je ne peux rien faire. 
Derrière cette vitre, sa petite main m'appelle, ses yeux me supplient... ma douce, ma petite soeur... 
On me l'enlève, sans scrupules, sans remords, sans témoins... 

Depuis quatre mois déjà, on nous avait placés dans un centre, sans ménagement, après l'arrestation de nos parents, employés clandestins du restaurant au-dessus duquel nous vivions, dans ce débarras insalubre et froid. Que la vie me paraissait pourtant belle en ce temps-là! 
Jia et moi passions nos journées dans "l'appartement", maman nous gardait le matin, nous faisant promettre mille fois d'être calmes et sages, au moment de partir prendre son service. Après avoir cuisiné pendant des heures, papa prenait le relai, en attendant que Yi Min rentre lui aussi de son travail, et s'occupe de nous faire l'école. J'aimais bien quand Yi Min nous faisait écrire. Quand l'un de nous se trompait, il prenait sa grosse voix, voulait nous gronder, mais nous ne pouvions nous empêcher de rire! Il riait volontiers avec nous. A bientôt 18 ans, il était encore un peu enfant.
Ce sont ces moments qui me reviennent en tête alors que les portes se ferment et que le signal annonciateur du départ retentit. Je veux me dégager, courir pour encore apercevoir ma soeur, mais Yi Min ne retient fermement par la main. Je le déteste. 
Ce jour-là, maman est descendue en nous laissant, comme d'habitude. Mais papa n'est pas remonté, lui... En bas, j'entendais des cris, des pleurs... je ne sais pas combien de temps Jia et moi sommes restés collés l'un à l'autre, pétrifiés et silencieux. Au bout d'un long moment, Jia s'est mise à pleurer, de plus en plus fort, tellement fort que je n'arrivais pas à la calmer. 
Alors ils sont montés... deux hommes en costumes sombres, à la mine sévère. Ils m'ont arraché Jia des bras, et m'ont forcé à descendre.
Tout ce que je pouvais encore espérer, c'est que Yi Min ne soit pas emmené, lui aussi. 

Mais finalement si, il aurait mieux valu, il aurait dû être avec nous! 
S'il avait été là ce jour-là, il n'aurait pas eu le droit de venir nous chercher dans ce centre, du haut de ses 18 ans tout juste, il ne serait pas en train de commettre cet acte ignoble, il ne serait pas en train de laisser ma sœur à des étrangers... 
"Ils paient bien, et c'est ça ou on crève". 
Ce ton cassant, ces mots vulgaires, je ne reconnais plus mon frère... 

Le train est loin, maintenant, le bruit assourdissant a fait place à un silence pesant, le quai s'est vidé, il n'y a plus que moi, à genoux, brisé, une vive douleur résonnant dans tout mon corps. 
Et Yi Min, mon frère, droit et impassible, qui ne me regarde pourtant pas. 

"Ca suffit, lève-toi, on y va, je t'ai trouvé du travail". 




C'était, après deux semaines d'absence, ma nouvelle participation à l'atelier de Leiloona, "une photo, quelques mots".

10 commentaires:

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    1. Oui, terrible, et bizarrement, c'est la première idée qui m'est venue à l'esprit.

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  2. C'est vraiment affrayant comme récit de vie...Bravo !

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  3. Quelle horreur, ces vies brisées, et cette indifférence glacée des adultes décideurs. Brr !!

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    1. Oui, l'horreur, c'est le mot.
      Cette histoire m'a longtemps trotté dans la tête.

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  4. Brrr, effrayant ! Je ne préfère ne pas y penser ...

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    1. Comme tu dis...
      Vivement la prochaine photo que je puisse écrire un truc plus rigolo!

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