lundi 29 septembre 2014

Urgences (Une photo, quelques mots, 12)

© Antoine Vitek



Rez de chaussée : service d'urgences 
Eh toi, oui, toi, là, la loque décérébrée avachie dans ton fauteuil, t’en as pas marre de te défoncer la tête à coup de fumette? Sérieux, tu t'es regardé? Allez mec, arrête de jouer au con... déconne pas.

"- Oh l'autre... C’est... c'est à moi que tu parles ? Non mais t’as vu ta tronche, espèce de… dragon, ouais, dragon à tête de mort… tu craches même pas de feu…
- Monsieur ?  A qui parlez-vous ? C’est une affiche, là, sur le mur… Infirmier?… ramenez-le dans sa chambre."



Deuxième étage : pédiatrie
- " S, M, O, K, E... Maman, ça veut dire quoi? demande Cyril, qui s'ennuie ferme dans cette salle d'attente. 
- Ca veut dire "fumer tue", répond Simon, son grand frère, sans lever les yeux de sa DS.
- Simon! ça ne va pas, de lui dire ça? Tu veux lui faire peur? intervient la mère, déjà angoissée à l'idée que son petit garçon va passer tout un tas d'examens pour que les médecins décident si on lui enlève son plâtre.
- Mais je ne vais pas mourir, moi? s'inquiète Cyril.
La mère regarde son fils, ses grands yeux bleus et son regard vif et intelligent  pour ses quatre ans et répond, avec un sourire forcé : 
- Non, non, mon chéri, tu ne vas pas mourir.


Cinquième étage : oncologie
Lydie repose, pour la dixième fois, au moins, un magazine qu'elle a pris au hasard dans la pile devant elle. 
Combien de temps vont-ils la faire attendre encore? A l'hosto, tu sais quand tu arrives, mais pas quand tu vas repartir.
Elle parcourt des yeux cette salle immonde, dont les murs sont d'un orange à vomir, pâle, délavé, comme si lui aussi était malade. Une patiente tousse très fort, un autre enroule machinalement autour de ses doigts le tube qui longe son bras gauche, ça n'a plus l'air de le gêner, ils se sont apprivoisés, habitués. Un troisième passe sa main sur son front, décalant, dans le même mouvement, sa perruque censée cacher les ravages du traitement. Ca lui donne un petit côté bonhomme Playmobil mal coiffé.
Elle évite soigneusement de s'attarder sur l'affiche punaisée sur la porte. Comme un avertissement... qui arrive trop tard. Quand l'ascenseur s'arrête à cet étage, pour un tiers des gens qui en descendent, il est déjà trop tard. 
Elle secoue la tête devant tant de stupidité et d'ironie. Comme si ceux pour lesquels la cigarette est responsable de leur état ne culpabilisaient pas assez. Même, ils doivent s'en vouloir... à mort. Lydie s'engueule intérieurement pour ce jeu de mots stupide, elle trompe l'angoisse comme elle peut. 

"Fumer tue". Pour Lydie qui n'a jamais touché une cigarette de sa vie (même celles qui sont interdites, à part une fois, au lycée, pour faire comme les autres), ces deux mots sont insupportables. 

Cette affiche, elle la voit partout. A l'arrêt de bus, chez le libraire, dans les couloirs de l'hôpital. Elle a même l'impression d'en voir plus, depuis six mois, depuis le diagnostic, depuis qu'elle sait... 
Elle allait parfaitement bien, avant. Depuis, elle a l'horrible sensation que c'est son traitement qui va la tuer, elle.

Elle a envie de crier, d'arracher ce bout de papier, de rayer rageusement ces mots de l'affiche et d'écrire en dessous : "Il n'y a pas que ça". 
Si la cigarette était la seule responsable, elle ne serait pas là. 

En entendant son nom, Lydie se lève, sa tête tourne et ses jambes tremblent. Elle avance courageusement, serre la main de son médecin, celui qui a son avenir entre ses mains. 
Si les nouvelles sont bonnes, elle reviendra arracher et déchirer en mille morceaux cette putain d'affiche et toutes celles qu'elle croisera ailleurs.


Douzième participation à l'atelier d'écriture de Leiloona, et je dois avouer que j'ai eu du mal à me lancer. A part les premières lignes, venues spontanément à mon esprit à cause d'un petit délire, j'ai hésité très longtemps pour la suite. Faut dire qu'elle questionne, cette photo. Et qu'elle renvoie à quelque chose de très personnel.


10 commentaires:

  1. Très beau texte, Sarah ! J'aime particulièrement la dernière phrase.

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    1. Merci Caro.
      Je voulais quand même finir par une note positive.

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  2. c'est vrai il n'y a pas que ça !
    bravo Sarah

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    1. Merci.
      Non, en effet, il n'y a pas que ça, je suis bien placée pour le savoir.

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  3. Une belle réflexion sur cette maladie qui touche aussi des innocents.

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  4. Un très joli texte. Bravo.

    Et merci aussi.

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    1. Merci.
      Continue cet atelier qui nous régale tous!

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