samedi 2 octobre 2010

La chronique des invités, deuxième volet

C'est avec grand plaisir que j'accueille aujourd'hui ma deuxième invitée, pour

La chronique des invités


Il s'agit donc d'Henriette, notre VIP de la chaine "Quand les livres ont des elles", qui vient aujourd'hui  nous parler de sa lecture :




« Un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un », écrit Marguerite Yourcenar dans les Carnets de Notes publiés à la suite des Mémoires d’Hadrien.

Cette phrase m’est revenue très vite à l’esprit à la lecture du magnifique Roman de monsieur Molière de Boulgakov, biographie au titre surprenant.
Roman, parce que c’est sa sensibilité qui guide Boulgakov dans cette étrange biographie où l’auteur dialogue très naturellement avec ses personnages morts depuis plus de 300 ans, comme avec l’accoucheuse dans les toutes premières pages :
« Madame, dis-je, faites attention au bébé, n’oubliez pas qu’il est né avant terme. La mort de ce bébé serait une très grande perte pour votre pays ! […]
- Vous m’étonnez, monsieur !
- Je suis moi-même étonné. Comprenez bien que dans trois siècles, dans un pays lointain, je me souviendrai de vous parce que vous aurez tenu dans vos mains le fils de monsieur Poquelin. »

Roman aussi, car le livre justement se lit « comme un roman », avec ses péripéties, ses retournements, son suspens, qui nous tient en haleine assez paradoxalement : somme toute, la vie de Molière, on la connaît tous plus ou moins, de la maison des singes au cimetière nocturne, en passant par la roulotte sur les routes de France et les ors de la Cour, par les succès et les fours, les cabales et les triomphes. La narration très maîtrisée nous emporte rapidement dans un allegro vivace assez tourbillonnant, puis ralentit progressivement, et s’achève en decrescendo, se feutrant, accompagnant sans tambours ni trompettes le dernier voyage de Monsieur Molière.

Roman donc, mais à l’érudition certaine : ce livre est aussi une sorte d’enquête sur le grand dramaturge. Boulgakov rassemble des témoignages, recoupe des souvenirs, confronte et éclaire, et choisit une vérité. Je redonne la parole à Yourcenar : « Quoiqu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques. » Et les pierres authentiques ne manquent pas. On y croise tout ce qui a fait une époque, on s’y promène parmi des forêts d’hommes illustres, de Louis XIV à Bossuet, de Cyrano à la belle Marquise qui fit battre le cœur du vieux Corneille. Ce n’est pas « tout Combray dans ma tasse de thé », c’est tout le Grand Siècle qui s’ouvre devant nous. Le tout nourrit de citations, de références, d’extraits, mais sans ostentation, avec beaucoup d’à propos et de légèreté.
Et toujours avec grâce et humour : on retrouve sous la plume de Boulgakov cet art du portrait esquissé en trois traits de plume propre aux grands mémorialistes, avec la férocité parfois d’un Retz, comme lorsqu’il décrit Bossuet comme une sorte de « serial orateur » ne pouvant s’empêcher de commettre une oraison dès que l’occasion s’en présente.
Et avec discrétion et retenue aussi : s’il n’évite pas les zones d’ombre de son personnage, en particulier sa relation étrange avec Armande Béjart et les accusations d’inceste, il les aborde avec beaucoup d’honnêteté et de rigueur, présentant les faits, les différentes explications, et n’en imposant aucune à son lecteur. Car l’amour de son personnage l’oblige à la plus grande fidélité possible : ce n’est pas le « roman de Molière », c’est celui de « monsieur Molière », et l’on saisit tout de suite la nuance de respect et d’admiration.
Enfin, dans ce Roman de monsieur Molière, Boulgakov explore aussi les relations complexes entre l’art et le pouvoir, l’équilibre toujours remis en cause entre la liberté d’expression et la censure : la résonnance avec le XXe siècle est alors troublante, et derrière la monarchie absolue, d’autres absolutismes s’éclairent en filigranes, donnant une gravité certaine à l’hommage.

Au final, servie par cet amour de l’homme que fut Jean-Baptiste Poquelin et par un art consommé de la narration, l’érudition, par une incarnation alchimique, se fait chair. Ce processus, j’emprunte une dernière fois ses mots à Marguerite Yourcenar pour l’expliquer : « Les règles du jeu : tout apprendre, tout lire, s’informer de tout (…) Poursuivre à travers de milliers de fiches l’actualité des faits ; tâcher de rendre leur mobilité, leur souplesse vivante, à ces figures de pierre. »

Et c’est donc Molière vivant qui surgit devant nous, Molière riant, aimant, rageant, pleurant, Molière qu’on suit pas à pas tout au long de sa vie, jusqu’à l’effacement dans la terre parisienne, avant l’apothéose finale : « il quitta un jour le morceau de terre où restèrent les suicidés et les enfants non baptisés pour s’installer au-dessus de la vasque asséchée d’une fontaine. Le voilà ! Il est là, le comédien royal, avec des nœuds de ruban de bronze à ses souliers ! Et moi, qui n’ai jamais eu l’occasion de le voir, je le salue et lui dis adieu. »

Adieu donc, Monsieur Molière. Mais adieu à vous aussi, Monsieur Boulgakov, et merci : c’est un bien bel ouvrage que vous nous avez donné.

 
Merci Henriette pour ce magnifique billet, et à dans deux mois pour la dernière session de note chaine!

6 commentaires:

  1. C'est un très beau billet, je n'ai plus qu'une hâte: découvrir ce livre!

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  2. Encore un beau billet, Henriette, merci !

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  3. Très bel article! Je suis vraiment ravie!

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  4. Très beau billet Henriette, les citations de Yourcenar tombent en effet à point nommé. Merci!

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  5. Merci pour elle, les filles!
    Je crois qu'on a toutes adoré ce roman.

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  6. Quelle belle idée Sara que ces invité(e)s!! Beau billet , en effet, Henriette! ♥

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